Première lettre à Eduardo Arroyo.

Première lettre à Eduardo Arroyo

Pour redonner forme aux constructions dans les campagnes abandonnées il faut tailler le lierre et les arbrisseaux, une réinterprétation
Je suis à La ruche, 2 passage de Dantzig, sur la table le livre que tu m’as fait envoyer et en face de moi un dessin de La Candélaria, Gaza et autres banalités. Le dessin est morcelé. Pavés portugais. Le personnage, s’enfonce à terme il sera confondu avec le pavage qui gagne comme l’herbe l’espace entre les pavés des rues de Paris, indifférente.

Ton livre est ouvert à la page où un boxeur est recouvert de ronds blancs. Une personne. Tandis que le mien glisse vers une idée de l’être ce que je veux éviter. Je n’ai que la répétition pour m’attaquer à l’objet même.

Il me revient en mémoire une phrase que tu as prononcée dans un repas qui suit ou précède un de tes vernissages « Il faut être français pour refuser de s’attaquer à l’homme et ne combattre que des idées. »
D’après mes souvenirs Ulysse est celui qui n’a pas de nom dans la ruse. Personne signifie ruse et masque. Personne, dont l’étymologie est le verbe latin per-sonnare parler à travers est une personne fictive stéréotypée. Il désigne le masque que portaient les acteurs du théâtre latin. C’est le personnage qui est juché sur des cothurnes avec prestance (bien fait de sa personne il incarne un type d’homme, un personnage, une personnalité bien reconnaissable, un individu, un type). Ce peut être la définition du portrait en peinture.
Julien Gracq dit quelque part que la poésie est un levier qui ne soulève rien. J'ai donné des visages, visages de peintres, de poètes, de musiciens, de philosophes. J'ai travaillé, comme le dit ailleurs Jean Borreil, sur des cartons de gouttière pour rappeler leur inutilité comme le levier de Julien Gracq, en trichant beaucoup car pour parer à leur destruction je les ai trempés dans un bain de liant acrylique après les avoir dessinés et coupés au cutter. On ne peut revenir sur son geste il est irréversible par respect.
L’autoportrait serait alors le masque brandi.

Par la dernière fenêtre à droite un bouleau commence sa comédie du printemps. Il verdit. Le vent agite fortement les branches, leur fait faire des signes qui ne peuvent troubler mon indifférence.

Maintenant je continue à écrire devant une plage de la Mer morte côté jordanien. Mer stérile. Si je tourne mon regard vers la gauche un paysage d’une magnifique dévastation. Territoires qui ont donné leur jus à une histoire parcellaire de l’homme et qui ne supportent plus la preuve de son insignifiance.

« Une femme enfante à cheval sur une tombe » écrit Samuel Beckett. Ce n’est pas la définition de la condition humaine mais celle de la théâtralité, celle du théâtre, ce qui me renvoie aux Paravents de Jean Genet car je veux rester sur le terrain de la théâtralité, avec la nécessité de revenir sur l’utilisation des masques introduits par André Derain après une randonnée aux Marchés aux puces de la Porte Clignancourt. Les masques ne sont pas pris pour ce qu’ils sont mais pour l’usage que Picasso et quelques autres en feront. Il les colle sur les visages des putains de la rue d’Avignon à Barcelone qui ont infligé à Picasso une sévère blennorragie. Bien sûr en Europe l’idéologie coloniale est partout et bien peu s’en rende compte. Il faudra attendre la publication de Voyage au Congo d’André Gide pour que la question pénètre le champ culturel.

Quand on voit s’agiter les rideaux du théâtre l’odeur de la politique n’est pas loin car le théâtre rassemble l’incarnation des idées. Dans Les Paravents de Jean Genet, quand la révolte anticoloniale gronde en Algérie, Ali, un personnage de cette pièce dessine sur des paravents recouverts de papier les orangeraies d’une exploitation coloniale, s’éloigne, disparait, revient, dessine le feu. Les orangers brulent sur le papier avant de bruler réellement.

« Une femme enfante à cheval sur une tombe.» autre obstacle à franchir, il y a cet entre-deux la vie.
Si comme l’écrit Samuel Beckett les cartes sont distribuées la femme n’a pas à se définir, mais pour se définir l’homme, lui, n’a que le symbolique. Il ne peut qu’être voleur, tueur, guerrier ou médecin. Empêcher de vivre, faire vivre ?

J’ai le tracé de mon itinéraire il ne me reste plus qu’à travailler et comme le disait Guy de Rougemont d’Edouard Pignon après notre visite de son exposition au Grand Palais en 1982 : "Il a beaucoup agité les pinceaux." A mon tour.

Je ne peux concevoir un tableau ou un dessin. Je ne peux concevoir qu’un projet où tableaux et dessins s’installent et tant que je verrai dans le dessin ou le tableau que je fais un autre je continuerai.
Voilà ce que je montrerai, masques de femmes, masques de guerrier.
Les masques sont présents chez Goya.
Le portrait-masque de l’homme fusillé par les mamelouks les bras en croix dans le tableau Dos de Mayo (et je ne parle pas des Pinturas negras) et le tableau de la famille régnante de Carlos adossé aux Ménines de Vélasquez. Goya, à peine reconnaissable, est là dans le coin gauche, devant une extrémité de châssis dont le spectateur ne voit que le dos comme dans Les Ménines. Il n’y a pas de chien, pas de naine monstrueuse, pas de métaphysique. Ils sont plantés dans leur inutilité illustrant avant l’écriture la phrase de Berthold Brecht : « On les croit grands non parce qu’ils font, mais par la place qu’ils usurpent.»

Cette impertinence elle existe chez toi, il y a du Goya dans ta peinture. L’insolence de Picabia est là aussi. Et peut-être, si tu avais un permis de conduire, tu serais au volant d’une voiture de course Isadora Duncan à tes côtés.

Maurice Matieu