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Les demoiselles
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Les demoiselles
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Les demoiselles
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Les cavaliers
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Liberté
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Les pieds
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Demoiselle
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Cavalier
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Cavalier
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Les putes

Première lettre à Matieu

Joan Borrell
1987

C'est comme au cinéma. Dans La comtesse aux pieds nus, Mankiewitz faisait varier des versions différentes d'une vie d'Ava, c'est-à-dire d'Eva. Avec ces dessins et peintures que tu fais depuis une dizaine d'années, nous nous trouvons devant quatre ou peut-être cinq séries, à la fois autonomes, liées et différentes. Dix ans déjà comme on dit dans les romans mélancoliques. Flash-back donc: tout commence avec la série des Demoiselles, "jeunes filles" qui se souviennent de leurs mères descendues d'un tableau de Picasso et de leurs grands-mères languissantes dans la chaleur de l'été des bords de Seine de Courbet, sinon même, par le port, par l'ampleur des robes, par une sorte de présence hautaine, celle-là même qui donne cet aspect barbare aux aristocraties princières, de ces Infantes dont Velàsquez déploya la série en roses et en gris. Que restait-il alors, en 1981, et surtout à partir de 1984, de tes propositions précédentes ?
1) Des "restes" de fauteuils. Non plus seulement le fauteuil en osier de l'atelier
- même renversé - mais aussi le fauteuil à bascule, toujours instable, ou la chaise d'infirme montée sur roues.
2) Des "restes" d'ovales vides "matissiens", comme des signes de visages.
3) Le système des collages: papier à dessin sur papier à dessin, papier mural sur papier à dessin et l'inverse, carton sur papier à dessin, etc.
4) La série "systématique", comme une réflexion picturale qui, non pas s'approfondirait - ce qui, parlant d'une surface à laquelle tu es toujours resté fidèle, serait absurde - mais se réfléchit cette fois au sens des miroirs - et se déplace par la réflexion même, entre en relation avec d'autres séries plus anciennes, collages, ovales-signes de visages, ou inscrit des figures nouvelles et aléatoires, comme cette jeune fille saisie dans une photo d'identité, face et profil, qui sera ensuite abandonnée (Les Demoiselles du Quai de Loire, 9, 10 et 11 dans la numéro- tation du Cahier du Collège international de philosophie où figure notre débat collectif).
5) Surtout les membra disjecta de la fragmentation selon ce parti pris d'aléatoire dont j'avais beaucoup parlé dans mes textes sur toi de 1985 (La Mirada, Dissonances) et de 1986 (Le banquet, le débat au Collège international de philosophie (Voir et dire), travail aléatoire du fragment que, quelquefois, le collage venait accentuer et "ouvrir" davantage ou au contraire "encadrer" et "clore" comme dans la disposition en rideaux de ces décoratifs papiers muraux collés de chaque côté du dessin. Qu'est-ce qui change ? Le mode même de la fragmentation. Non pas tant dans la superbe série des Demoiselles, probablement une de tes grandes réussites, mais dans la dernière (est-ce bien la dernière ?) Demoiselle, celle dont la robe est "faite" d'une dentelle de papier à dessin en partie collé sur le papier où "repose" son masque visage. Cette robe de dentelle en papier découpé est étonnante, c'est pourtant dans la suite, la série Regard, puis Iguanodons, et les autres, que va apparaître l'invention de ce nouveau mode de fragmentation. Comme si tu avais trouvé cette "dentelle" trop belle, trop esthétisante, et qu'il t'avait fallu un support plus rugueux, plus pauvre aussi, que le papier à dessin. N'était-ce pas le sens de la question que tu posais à Ipoustéguy lorsque tu lui demandais pourquoi il avait choisi et s'en tenait aux matériaux nobles, le bronze, le marbre, pour réaliser ses sculptures? (Toucher et dire, débat avec Ipoustéquy (Cahier du Collège International de Philosophie). Toi, tu choisis le carton. Non pas un beau carton, mais de mauvais cartons de rebut, des cartons de gouttière, si je puis dire, dans lesquels tu découpes chaque ongle, "chaque" cheveu même de la figure, support de la fragmentation plus que sujet, qu'ensuite tu reportes sur la toile à la place qui lui revient.

Comme si tu cherchais le maximum de contrainte du geste, le maximum de minutie "chinoise" et de précision dans le mouvement du cutter. A ce stade du travail, L'inverse absolu du dripping dont, pourtant, tu retrouves l'idée lorsque la couleur va s'abattre, ou plutôt tomber sur la tête de ces figures de façon absolument aléatoire - la première couleur qui te tombe sous la main est la bonne, qui affuble, aussi bien, la figure de "cheveux" rouges ou de quelque autre couleur inattendue. Cette fois, la fragmentation atteint son essence, elle taille et entaille, elle découpe. Le crayon a fait place au cutter. Et donc, non pas le dessin comme trace, empreinte, comme à Lascaux ou Alta Mira, sinon même comme corps, mais l'inverse: le découpage n'est pas un trait, mais un re-trait qui retire la trace de son support. Si Lascaux, alors à l'envers. Si Matisse, qui disait quelque chose comme ceci (je cite de mémoire): le dessin est une sculpture chuchotée (Matisse ne disait pas "chuchotée", il disait - maintenant ça me revient "moins catégorique"), si Matisse donc, alors là encore à l'envers. Tu ne cèdes décidément pas sur l'idée que la peinture est une surface plane à seulement deux dimensions. A partir de la série Regard, tu engages donc une double opération. D'une part, un déplacement, qui conduit du dessin à la peinture, des Demoiselles à Regard, ou, à partir de cette deuxième, série, au sein même du "work in progress" (série de dessins, puis passage du dessin à la peinture). D'autre part, le "défi" du retrait. Le trait du dessin, on peut toujours l'effacer; la couleur de la peinture, on peut toujours la recouvrir à nouveau. Dans les deux cas, on peut toujours se repentir et corriger, aimes-tu à dire. Dans le découpage, tu re- trouves, de Matisse dessinant, le défi: ni correction, ni repentir, mais la contrainte et la précision de la main. Aussi bien, ce qu'il y a de remarquable dans tous tes tableaux à partir de la série Regard, c'est ce double mouvement, que je désignais plus haut, d'extrême contention (le découpage) et d'extrême liberté (la couleur): la figure, espace maximum de la fragmentation comme essence dans le tableau, est en même temps celui d'une règle de construction inflexible qui est celle du puzzle alors qu'à l'inverse, la couleur, conformément elle aussi à son essence qui n'est pas de colorier, se déplace de façon improbable dans la contingence de l'aléatoire. Si bien que ta question est, au fond, celle-ci: qu'est-ce qu'un tableau ?