Art et politique : Courbet, Matieu.

En ces temps de désenchantement du politique, les plus dignes n'échappent à la vulgarité nihiliste du "tous pareils" - le contraire de "tous égaux"- qu'à coup d'ironie ravageuse ou de silencieux mépris, tandis que les naïfs se bercent de l'espoir que les vertus citoyennes des nouvelles technologies l'emporteront sur les effets multiplicateurs de dividendes. L'art n'est sans doute pas un remède au désenchantement, qu'on l'appelle distraction ou sublimation, c'est même tout le contraire : une maladie exacerbée, une veille, une vigilance où l'on scrute les causes et l'évolution des symptômes de la maladie en cours, et un guet où l'on épie les moindres signes d'un passage possible à une nouvelle santé. L'art est une maladie réussie. L'atelier n'est-il pas cette chambre à l'écart, cette retraite où le malade de la politique - à entendre bien sûr en tous les sens du terme- peut convertir ses symptômes, le désenchantement en est un, en force de résistance, en puissance interrogeante, et pourquoi pas en issue?
C'est l'un de ces signes entre crainte et tremblement qu'émettait l’exposition de Maurice Matieu dans le cadre vide mais ô combien résonnant de la Chapelle de La Sorbonne. "Ecce homo, ecce homines. Rêver à Robespierre" était une véritable mise en scène destinée à faire entendre entre les hauts murs figés de l'histoire l'interrogation des figures multiples érigées par le peintre. J'en garde le vif souvenir d'un pari risqué mais tenu : ne jamais s'incliner ni se taire devant la politique congelée en mémoire, toujours élever la voix des vivants dans le silence des tombeaux. Je pense notamment à la conception très élaborée qui consistait à faire participer le lieu d'exposition au sens même de l'oeuvre pour lui communiquer le souffle vivant de l'événement.
Coïncidence qui ne pouvait qu'être parlante : au même moment se tenait au musée d'Orsay une exposition Courbet relative à son implication dans l'histoire de la Commune de Paris. Il y avait là l'occasion d'un rapprochement entre les positions des deux peintres pour réouvrir la délicate question du rapport entre l’art et la politique.

L’exposition Courbet faisait partie d'un ensemble plus vaste consacrée aux photographies de la Commune. Touchant celles-ci la révélation était double. Il y avait d’abord la réelle surprise d’être en présence de témoignages visuels en quelque sorte saisis sur le vif d’un événement dont on oublie souvent qu’il appartient déjà à l’ère de la photographie et de « sa reproductibilité technique » ( Walter Benjamin) ; de la Commune on pouvait voir ses acteurs, ses lieux et ses ruines. Mais révélation aussi de la photographie elle-même, véritablement analysée dans ses différentes fonctions par l’événement qui en était l’objet et qui en réfractait le dispositif et les intentions. A cette première partie de l'exposition faisait pendant une autre qui, assez symboliquement, lui faisait face de l'autre côté de la grande travée pharaonique du musée d'Orsay, comme un fossé entre la photographie et la peinture. Le visiteur était alors passé côté Courbet, dans une salle fermée jouxtant l'aile ouverte où s'affrontent et dialoguent en permanence les immenses "Enterrement à Ornans " et "L'atelier du peintre " , un deuil et une foi en la peinture.
Courbet et la Commune, Courbet peintre communard qui l'a payé cher d’un séjour en prison à Sainte-Pélagie et en réparation financière pour la démolition de la colonne Vendôme, c'était bien sûr l'évidence même. Ce qui l'était beaucoup moins, passé une première salle où se tenaient les bien connus portraits de Proudhon et de Vallès, c’était les époustouflantes natures mortes de la deuxième salle, celles surtout qui montrent des amas de fruits sous des arbres crépusculaires. Incroyable, Courbet, après la Commune, après la prison, en pleine réaction versaillaise, peint quoi ?... des pommes, des poires, des grenades...! Et plus incroyable encore... c'était tout simplement magnifique. Etait-ce un retour au métier, à l'atelier, d'un peintre battu, fourbu, fourvoyé dans la politique? Retour au "bien fait" de l'homme de l'art comme remède à l'échec de la Commune. Mais non, les yeux ne trahissaient pas, l'affect ne mentait pas, on le voyait, on le sentait, ces pommes étaient vivantes, plus que vivantes, fatiguées certes, tavelées, piquées, mais éclatantes! Elles faisaient de la résistance sur fond de crépuscule et de mélancolie romantique dans l'improbable montage que le génie de Courbet réussit à la perfection en donnant aux pommes plus de stature qu'à l'arbre qui les surplombe. Amas de fruits, avons-nous dit, plutôt groupe avec pommes, poires, grenades, chacune si intensément individualisée qu'elle en appellerait presque un nom ; celui peut-être de l’un ces anonymes que la Commune a fait photographier avant de les enterrer. Et si elles n’étaient plus vivantes, au moins l'avaient-elles été dans une insurrection passée ; si elles avaient chues comme des têtes coupées, c'était pour s'être une saison dressées, gonflées d'une vie révoltée.
Avec ces tableaux, presque des « vanités », Courbet ne faisait pas diversion à la Commune, il ne la vouait pas aux poubelles de l'histoire ; il la célébrait malgré tout, malgré son échec et ses excès, avec toutes les ressources du grand art. La preuve, Courbet les signe de "Sainte-Pélagie" où certaines furent peut-être exécutées, où toutes assurément trouvent le secret de leur origine. Non seulement, le peintre ne s'avouait pas vaincu en donnant une preuve magistrale de son art, en en remontrant à ses adversaires sur le terrain même de leur goût, mais il réussissait le tour de force d'imposer la vue troublante de ces natures pas mortes, de ces revenants éclatants venus hanter le crépuscule de la Commune. La réalité déniée faisait retour dans l'éloquence muette de la peinture. On voulait briser l'artiste, le baîllonner ; très bien, il se tairait, mais ça n'empêcherait pas sa peinture de crier au regard la réalité crue, irrécusable de la pomme. La fidélité de Courbet à l'événement ne s'affirmait pas dans le choix du sujet mais dans la manière exacerbée de prendre le parti de la vérité. Prendre picturalement le parti de la pomme, faire éclater l'être énergique de la pomme pour qu'il ne soit pas dit qu'elle n'a pas existé, telle était la politique de vérité d'un artiste sans concession qui réussissait à retourner des forces de répression en puissance d'expression.

Comment passe-t-on de Courbet à Matieu? Par les mêmes chemins qui font se croiser l'art et la politique. La manière n'est évidemmment pas la même, encore qu'on trouve dans l'oeuvre de Matieu une très haute exigence de métier, une grande technique de peintre qui arrêtent longtemps le regard. Pour s’en tenir à l’exposition de la Chapelle de la Sorbonne, l'iconographie des deux oeuvres et les genres pratiqués ne sont pas non plus sans offrir quelques correspondances : natures mortes aux bouteilles, paysages avec grands arbres, portraits et autoportraits, usage du crayon, de l'encre, de la couleur. Mais tout cela, qui pourrait évoquer une tradition muséale surannée, revisité et retendu par un très sûr ancrage dans la modernité : techniques et genres mixtes, collages, découpages... La bannière des deux artistes en tout cas n'en était pas moins commune : il y va de la vérité en peinture.
Le problème de Matieu n'est pas comme Courbet d'avoir eu à affronter une répression, ou alors celle insidieuse, insinuante des sirènes étouffantes du consensus, mais de tirer la leçon d'une erreur qui n'a pas été sans aveugler pour partie son art : celle qui a consisté pour beaucoup d'artistes de sa génération, précédée par la résistance et l'engagement communiste, bouleversée par la guerre d'Algérie et attisée par les feux de Mai 68, à inscrire l'art dans une perspective essentiellement politique. Matieu n'est pas du genre repenti et ce n'est pas davantage un adepte de la politique de l'autruche qui viendrait vendre d'aimables vessies de salon après avoir vanté les mérites des lanternes avant-gardistes de la Révolution ; en ami de la vérité qui pense que charité bien ordonnée commence par soi-même il a la grande politesse d'appliquer à lui-même et à son travail l'enquête de vérité dont il livre les résultats. Bref, en vrai artiste, il remue le fer dans la plaie et interroge, pinceau ou crayon en main : pourquoi, en quoi nous sommes-nous trompés? Question qui pour un peintre n'a pas d'autre sens que de se demander à quoi il fut aveugle et comment il peut recouvrer la vue : n'est-ce pas la question posée par des tableaux qui figurent des croisées de fenêtre en réserve sur un fond de nature simplifiée et artificialisée par une géométrie très colorée. Ce que la politique, une certaine politique, aura occulté, l'exigence de l'art pourra-t-elle le redécouvrir?
Que l'exposition dont il s'agit ait eu pour cadre la chapelle de la Sorbonne, où trône en son choeur le tombeau de Richelieu, homme politique s'il en fut, n'est pas pur hasard. Nous étions conviés à un enterrement- Courbet encore- non pas de la politique, ce qui serait non seulement prétentieux mais encore ridicule, mais bien d'une façon de la rêver et de ne pas en voir les conséquences. " Ecce homo...", ce titre de l'exposition qui désignait-il? Etait-ce Robespierre dont une reprise picturale du masque mortuaire nous cueillait à froid à l'entrée de l'exposition sous le titre "Rêver à Robespierre "? S'agissait-il de Robespierre en sauveur de l'humanité moderne, en grand éradicateur de l'impureté ingouvernable? En un sens il s'agissait bien de cela avec cette nuance d'importance qu'il y a bien de la différence entre "rêver à" et "rêver de", celle qui sépare le cauchemar réalisé de l'idéal espéré. L'erreur aurait été là, d'avoir rêvé de l'homme générique, d'en avoir projeté politiquement la réalisation comme genre unique, Un normalisateur et despotique. C'est pourquoi à l'Un de l'Ecce homo s'opposait le multiple de Ecce homines . Le multiple nié d'abord de ces crânes qui dans les tableaux disposés vers le choeur de la chapelle faisaient litanie de la répétition de l'erreur. Mais aussi le multiple retrouvé dans la démultiplication d'une singularité, celle d'une femme aimée à laquelle le peintre ne craignait pas de faire jouer, dans sa propre vie peut-être, le rôle d'une Charlotte Corday. Avec ce retour explicite à la singularité le peintre fictionnait sa propre histoire dans la mise en scène des errements de la grande histoire. D'où dans l'aile exactement opposé du transept, les autoportraits incrustés, décentrés, comme des fragments d'individualisation conquis sur la figure de l'anonymat moderne, celle de l'homme sans identité et sans qualité que dressent d'autres tableaux.

Enterrement, perte, deuil de l'Homme-Un et de l'Histoire salvatrice : il n'était pourtant pas question d'un congé définitif donné à l'histoire, d'un écart plutôt par rapport à elle qui permettait de l'interroger à partir de l'histoire personnelle du peintre et d'en tirer une vraie leçon de peinture. " Ecce homines ", cela voulait dire "voici venu le temps des hommes, un par un , cas par cas" . L'oubli de cette vérité peut priver la peinture de la vue qui lui est propre et l'exposer à certains aveuglements. Quand elle veut peindre de l'Un, du Général, de l'Idée, la peinture se renonce elle-même car elle est de vocation en affinité avec la singularité. En ce sens aucune peinture n'est abstraite. Ce fut la grande critique de Zola à Proudhon à propos de ses réflexions sociales sur l'art que le philosophe aurait voulu au service exclusif de l'Idée sociale, et il lui opposait l'exemple du grand art de Courbet. Courbet en effet qui dans l'"Enterrement à Ornans " osa exposer un par un, cas par cas, avec autant de force que d'égalité, la figure de tous les participants de la cérémonie quels qu'en soient la condition et le rang. C'était sans aucun doute une manière de signifier qu'ils n'étaient pas de simples figurants de l'histoire commune, qu'ils en étaient aussi les acteurs. Malgré son amitié et sa très profonde admiration pour Proudhon, Courbet n'a jamais sacrifié la peinture à l'Idéal.
A bien y regarder, la perte n'est pas grande si elle ouvre la vue à ce que l'Idéal couvrait de son ombre. Dans son exposition, Matieu nous surprenait avec de superbes natures mortes et des paysages ébouriffés qui offraient des espaces de méditation et des regards perdus dans les interstices de l'Histoire. La peinture rendait l'égalité aux choses et aux êtres que la politique avait exclus. C'est ainsi que l'art peut tracer une ligne de résistance politique au dévoiement de la politique.

Patrick Vauday