L’ombre d’un philosophe

L’ombre d’un philosophe, qu’est-ce que cela peut vouloir dire au juste ? Et quel sens donner à la volonté d’y adjoindre les pieds du même ?

Partons du plus simple et du plus immédiat : ce qui fait la qualité d’une ombre n’est pas la qualité de son propriétaire, tout au plus le rapport de sa corpulence à l’inclinaison du soleil selon l’heure du jour. L’ombre du philosophe est celle de n’importe qui. Anonyme. Inhumaine comme les heccéités deleuziennes . Ce qu’elle nous montre, ce n’est pas un personnage avec son histoire – moins encore sa pensée. C’est d’abord une heure du jour ou un moment de l’année.

On peut bien sûr retourner l’objection et y trouver une réponse simple à la question. Le philosophe n’est-il pas justement le penseur impersonnel, le penseur de l’impersonnel qui donne l’heure du monde et non pas les produits de son cerveau ? Son ombre serait celle de tous comme la vie du poète, selon Nerval. Il faudrait seulement alors s’interroger sur le rapport de l’impersonnalité de la parole philosophique avec celle des heccéités littéraires .

Mais ce serait aller trop vite en besogne. Ombre veut dire plusieurs choses : et tout d’abord deux choses opposées, le double vain d’un corps disparu ou la projection lumineuse de sa présence. L’ombre captée par la photographie appartient assurément au second genre. Mais elle ne reste pas telle sur la toile de Matieu. Sur ses toiles, en effet, il n’y a pas d’ombres du second genre, pas de corps qui projettent une ombre. Il n’y a pas non plus de doubles des corps, à la manière de la silhouette aimée, dessinée par Dibutade. On pourrait l’expliquer simplement par son parti pris anti-réaliste. Mais il nous donne lui-même une autre explication. Il n’y a pas d’ombre dans ses tableaux, dit-il, parce qu’il faut un homme pour faire une ombre, que cet homme manque et qu’il le regrette.

Il n’y a pas d’ombres portées. En revanche, il y a toutes sortes d’équivalents , substituts ou symboles de la figure humaine : des masques, des silhouettes , des portraits , assemblés sur la surface du tableau comme des papiers collés : découpes qui trouent la toile à la manière de ces décors de foire où est laissée la place pour mettre sa tête ou son corps en face de l’objectif ; ou qui l’opacifient, à l’inverse, comme les silhouettes noires de Dérisoire qui inquiètent la claire surface que colore un décor de tommettes et de papier peint .

Ces silhouettes ne sont ni des ombres de corps présents, ni des doubles de corps absents. C’est pourtant bien l’absence qu’elles marquent : non pas l’absence de tel ou tel, mais l’absence d’un certain type de corps présent à sa place. L’homme manque, mais aussi un certain type d’homme, précisément les philosophes. Ce n’est pas qu’ils manquent en nombre, mais ils manquent à leur soin qui serait de s’occuper des affaires du monde. Dans Dérisoire, la silhouette noire que sa courte taille et ses épaules voûtées ont transformée en portrait de Sartre, s’enfonce vers le papier peint du fond , tournant le dos au spectateur comme à ses compagnons d’infortune . Le Banquet symbolisera la désertion des philosophes par des formes creuses : des fauteuils d’osier renversés. On pourrait donc imaginer que les formes blanches et solitaires de cette série représentent les mêmes philosophes, passés de l’autre côté de la toile, à demeure maintenant dans la seule compagnie des arbres et de la nature. Les pieds symboliseraient alors leur fuite ou leur station nouvelle. A moins qu’ils ne soient la métonymie ironique de ces chaussures de peintres à laquelle ils ont consacré tant de leur énergie, qui eût été mieux employée à s’occuper des hommes et de leurs massacres.

Mais pourquoi et comment devraient-ils s’en occuper ? « Ignorant les questions qu’on leur posait, les philosophes quittaient la Cité , n’interrogeaient plus de manière suffisante, ni satisfaisante, l’espace dans lequel ils vivaient ».Il y a beaucoup de questions dans l’évocation de ces questions ignorées. Qu’est-ce qu’interroger un espace ? Pourquoi l’espace où nous vivons ou devrions vivre politiquement se nomme-t-il imperturbablement cité ? Le nommer ainsi n’est-ce pas le désigner d’avance comme abandonné, à la manière des décors peints qui dorment dans les réserves des théâtres ? Et comment cet espace politique qui devrait être habité par les philosophes est-il lui-même présent ou appelé sur la surface de la toile ?

Partons de la première question. « Interroger un espace » s’entend manifestement en deux sens. Le premier sens est métaphorique : l’espace y désigne la société dans laquelle les philosophes vivent, celles où on leur pose des questions et où on aimerait les voir s’interroger sur l’ordre existant et les moyens de le transformer. Mais l’espace est aussi à prendre au pied de la lettre. Interroger un espace, c’est s’interroger sur le statut d’une surface, d’un cadre, d’un paysage. L’espace qu’ils définissent se suffit-il à lui-même ? En évoque-t-il ou appelle-t-il un autre : écran-cache d’André Bazin qui suppose la scène prélevée sur un univers plus vaste de relations ou peinture perspective projetant la troisième dimension sur sa surface ? Et comment l’absent – troisième dimension, espace infini, arrière ou dessous des choses- y est-il appelé ? Par la mise en évidence de son absence ou par la simulation de sa présence ?

C’est autour de cette question que les ombres, le peintre, le philosophe et la cité se sont d’abord rencontrés. Platon, bien sûr, est le premier dramaturge de la rencontre . La peinture chez lui, c’est la skiagraphè, l’art des peintres de décors dont les ombres font croire à la profondeur de l’espace. La cité, c’est le séjour des hommes démocratiques qui prennent plaisir aux jeux d’ombres de la peinture, du théâtre et de la rhétorique d’assemblée. Assis à leur place, enchaînés à leur banc de rameurs, ils voient passer sur le mur les ombres des objets que l’illusionniste manipule derrière leur dos. Les philosophes, les vrais s’entend, ont leur patrie ailleurs, sur la montagne du vrai où les objets se donnent dans un soleil sans ombre. De cette lumière du Vrai, ils s’essaieront, s’ils sont de bonne volonté, à traduire la puissance en peignant à même la chair les institutions et les manières d’une cité à l’image du Bien sans image.

Surface et profondeur, ombre et vérité. Il y a quatre termes qu’il est tentant de mettre en proportion. L’analogie pourtant est en trompe l’œil. Elle est même le trompe l’œil. La vérité n’est pas à l’ombre comme la profondeur à la surface. Car les ombres de la surface ont leur propre profondeur : celle que le peintre veut imiter, celle dans laquelle se tient le montreur de marionnettes dont les ombres défilent sur la paroi. La profondeur ainsi se laisse de différentes manières prendre pour la vérité. C’est l’art du montreur de marionnettes que de se faire passer pour l’ascensionniste de la montagne du vrai. Mais c’est aussi la noble utopie de ceux qui , à la Renaissance , voulurent réconcilier Platon et la peinture : la cité idéale dont les proportions seraient réglées par l’art exact, mathématique, de la perspective et de ses damiers peints.

Ces noces perspectives de la profondeur et de la vérité, il n’est pas si facile aux philosophes de les récuser. Il est alors revenu aux peintres, à d’autres peintres, de subvertir le dispositif par l’autre bout, du côté de la surface et de son pouvoir de récuser les illusionnistes de la profondeur. On définit volontiers par ce parti pris de la surface ce qu’on appelle modernité. Mais cette modernité se laisse penser – et accommoder au soin de la « cité » - de diverses manières. Il y a la surface-clôture à la manière de Clement Greenberg , la surface qui nous dit : ceci est de le peinture et rien que de la peinture : deux dimensions qui barrent la route à toute tentative d’y creuser une troisième. Cette autonomie de la peinture serait – aurait été, car nos contemporains n’y croient plus guère -en harmonie naturelle , à distance, avec une société s’affranchissant de tout pouvoir élevé au-dessus d’elle. Il y a la surface-peau deleuzienne, sur laquelle, au contraire, les intensités filent, changeant les hommes en femmes, animaux ou fleurs, en vue – on l’espère toujours - d’un peuple qui manque encore.

La surface de Matieu ne se laisse ramener à aucun de ces deux modèles. Sa peinture ne se satisfait pas de sa propre affirmation. Elle ne file pas non plus sur des lignes de sorcière. Elle est toujours référée à un extérieur (cité, monde, révolution, programme commun, massacres…) .Et les formes découpées (masques, silhouettes, ombres chinoises, papiers peints, feuilles de philodendrons …) n’y filent pas dans d’imprévisibles devenirs. Elles sont là destinées à rester sur place, sans raison évidente d’être là, sans que la surface qui les retient ensemble donne une légitimité visuelle, une stabilité physique, à leur co-présence.

Ni chose autonome, ni espace lisse, la surface est un écran, au sens où l’écran est ce qui arrête . Elle ne cache pas les entours comme l’écran d’André Bazin . Elle bloque le jeu par lequel la surface se creuse pour instituer le marionnettiste en maître de vérité. Le problème n’est pas d’interdire la troisième dimension ou d’établir le règne de la quatrième. Il est de remettre en question un certain rapport de la surface, de la profondeur et de la vérité, celui que met en œuvre la machine d’opinion. Car, quoiqu’en disent les demi-habiles, l’opinion n’est pas plate ni l’écran télévisuel, qui est sa surface de prédilection, dépourvu d’ ombre. Leur jeu est au contraire celui des profondeurs disponibles. Le présentateur en costume et cravate assis dans un espace sans fond y cède la place à un reporter debout en bras de chemise qui cède lui-même l’image à des barbus loqueteux ou à des corps nus émaciés et meurtris, d’où l’accordéon revient en sens inverse vers quelque spécialiste du rapport entre la surface d’ici et les profondeurs de là-bas. Cela s’appelle le monde et ses nouvelles.

C’est là le problème : nous n’habitons pas des cités où les philosophes pourraient être accusés de déserter ou tentés , à l’inverse, de reconduire à la frontière des poètes couronnés de lauriers. Nous habitons le monde. Et le monde, ce n’est pas un espace politique défini par quelque propriété commune à ses occupants. C’est d’abord un dispositif optique, une fenêtre qui s’élargit à l’infini et ne ménage donc aucun dehors. La machine d’opinion est une skiagraphè perfectionnée : un art des dégradés, des différences de plans et des passages entre plans ; en bref, un art de la distribution étagée des visibilités et des significations qui convoque sur l’écran la profondeur du monde.

Une « citoyenneté » alors, ce n’est pas un état partagé, c’est une capacité singulière d’invention. C’est une manière de couper le monde, de tendre des écrans qui contrarient le pouvoir de l’écran-accordéon . C’est un art de fabriquer des scènes où des représentants ou symboles de monde entrent en rapport en coupant les perspectives et en obscurcissant les jeux de lumières qui, en assurant l’étagement du visible et l’enchaînement des visibilités et des significations, assignent à chacun sa place dans l’ordre du monde. Il n’y a pas de cité et de hors-cité. Il y a la machine-monde avec ses écrans et d’autres écrans qui dénaturalisent ses perspectives. Ou bien, si l’on veut, on dira que l’activité « citoyenne » n’est pas la mise en acte d’une essence de l’être-ensemble. Elle est d’abord la construction d’un espace d’intolérance : entendons par là un espace fait d’éléments que la machine optique de l’opinion ne voit pas aller ensemble : des affaires privées devenues publiques, des problèmes d’ici et d’ailleurs mélangés, des identités indécises , des muets qui se mettent à parler. Construire une scène politique, c’est construire une surface d’intolérance. Ce n’est pas seulement affirmer que telle ou telle chose est intolérable mais construire la réalité d’un espace dissensuel : un espace qui met en commun des choses qui pourtant ne « tiennent » pas ensemble. La politique est toujours une manière de disposer cet écart entre l’ensemble et le commun.

L’activité « citoyenne » de la peinture consiste alors à marquer cet écart à sa façon. Le problème n’est pas de mettre à plat. Mettre à plat est une catégorie de la bureaucratie réformatrice qui signifie simplement le privilège qu’elle s’octroie de redéfinir périodiquement le rapport des surfaces aux profondeurs. Le problème est de redistribuer sur le plat les éléments de la profondeur, de construire l’espace comme la rencontre instable des visibilités et des significations. Par exemple un quadrillage de traits rouges en perspective qui évoquent les clôtures des camps de concentration mais pourraient aussi figurer les piquets d’un parc à moules ; des rectangles clairs réguliers qui barrent et contredisent cet espace perspectif ; sur certains rectangles des figures : portrait de jeune fille prélevé par transformation sur un corps de danseuse figuré sur une autre toile , visage noir à mi-chemin entre la tête de mort et le masque africain , déplacé ici du contexte d’un palmier où il retrouve ailleurs ses « semblables » . La série s’appelle « La banalité du massacre », un titre que Matieu ne commente pas, sinon sous la forme détournée d’une lettre de Paul Cézanne à Félix Klein . On peut donc le commenter librement à sa place : la banalité des massacres, ce n’est pas qu’ils se reproduisent partout et en tout temps et qu’il faille remonter d’Auschwitz à la traite des noirs ou voir Auschwitz continuer au Rwanda. Ce n’est pas que les victimes soient indéfiniment substituables. C’est plutôt que tout quadrillage de couleur soit également propre ou impropre à en figurer l’espace, qu’un masque grimaçant ou un portrait de jeune femme mélancolique soit également propre ou impropre à en incarner les victimes. Masque et visage, signe et forme, métaphore et littéralité redéfinissent alors leurs rapports. Les traits , les rectangles et les figures s’assemblent désaccordés sur la surface pour signifier à la fois le règne violent de l’ordre et le suspens des règles qui le « mettent en perspective » , qui lui assignent des schémas causaux , des distributions spatiales et des traits identificatoires.

Faut-il entendre que c’est à cela que les philosophes se dérobent : non à « la cité » mais au travail des surfaces qui interrompent le jeu doxique des profondeurs ? Convoquer leurs contours et leur creux sur la toile serait alors une manière de remettre en cause ce goût des profondeurs et des ailleurs qu’ils partagent plus ou moins secrètement avec la machine d’opinion. La surface inhabituellement homogène de la toile accuserait-elle cette solitude parmi les arbres, jusqu’à en faire une pénitence ? Ou bien le peintre, en rapatriant les fuyards et en renonçant, pour accueillir leurs formes blanches, à l’habituelle hétérogénéité de ses surfaces, engagerait-il une autre réflexion où il s’agirait plutôt de fixer l’attention sur l’ambiguïté même de ces contours, sur l’ambiguïté de cet anonymat ou de cette impersonnalité par lequel la pensée se déclare volontiers solidaire de tous – ce qui est toujours trop et trop peu ? La toile alors ne prononce pas de pénitence. En rapatriant les silhouettes blanches sur la surface, elle pose simplement la question : que vaut l’universalité de la pensée en termes de distribution des lieux, et l’abdication déclarée de son privilège en face des hiérarchies du monde ? Quitte à ce que l’ombre des philosophes, retourne elle-même la question : que fait une toile ? Quelle est sa puissance de jugement et d’action ?

Ainsi se proposerait, à l’encontre des vieilles querelles du peintre et du philosophe, un dialogue ou une solidarité nouvelle. Cela suppose qu’il existe bien ou qu’il puisse exister une philosophie intolérante au sens qu’on a tenté de définir : une philosophie expérimentale qui elle aussi construise des surfaces polémiques, des écrans où se redistribuent les niveaux de la profondeur et de la surface et qui remettent en question , avec le rapport des visibilités et des significations, les distributions d’espaces où se construit la légitimité des dominations et des massacres .

Jacques Rancière