Un mathématicien est un peintre est un peintre est un peintre ...

La vie de Matieu le peintre, comme celle de chacun de nous en tant que, et peut-être de chacun tout court, s’organise autour d’une vingtaine de phrases. Vingt, c’est même beaucoup, pas facile de les attraper toutes. Pas très juste non plus de les ordonner : succession logique, irruption biographique, effusion multidimensionnelle, en concurrence et concours avec le hasard objectif, les passions, l’amitié et toutes sortes de philiai.
Les phrases de Matieu firent l’objet d’une petite inquisition, affûtée par ces tableaux-ci, cette dernière série, avant-dernière déjà au moment où j’écris. Et qui a suivi la série des masques et fleurs bêtes, “ Sous x ”, rayons et inconnu, placée sous la règle de la maladie, pour tester la résistance, c’est-à-dire pour résister.

Cette série-ci, comme toute série, est le tribut d’une règle du jeu exorbitante, comme toute règle du jeu.
Une règle du jeu est un dispositif qui produit et ne cesse de produire du sens supplémentaire en cela même qu’il organise une epokhê bien précise.
La règle du jeu contraint tant sur le plan du faire que sur celui de l’idée.

Voici quelle fut cette fois la consigne :
Ce sera du crayon de couleur (terril des rognures, tas de bouts, résidu concentrationnaire bois minés qui ne tiennent plus aux doigts) sur grand vélin (Arches, 450gr.,160/130), parfois coupé ensuite en deux moitiés, d’une part. Ci-contre les rognures et les tas de bouts
D’autre part, ce sera chacun de “ nous ” (nous, dit le Derrida posthume, n’est ni vrai ni faux, c’est de l’ordre de la prière, de l’eukhê du De Interpretatione), Matieu en ajoute et il en enlève, il en latéralise, prélude et postpone, seul maître à bord du nous visible autour de lui.
Et nous serons, quand nous serons, ou bien sans tête, pieds nus et mains visibles, ou bien c’est notre ombre qui sera.
D’une manière et d’une autre, donc, nous serons avec quelque chose, la chose que je suis, en moins (mon visage mon regard mon sourire / mon corps antitypique et charnu). Mais la complémentation indirecte des deux moins est une invention forte, faisant quelque écho à l’ombre de l’amant en partance tracée sur le sable ; qui s’y retrouve, pour l’éternité ?

Exit la grande couleur du peintre, joie-lumière, aussi facile et difficile que le plus bel âge de la vie. Vous la retrouverez autrement, libérée par ce travail d’homme de peine, fourmilion.
Exit la grande ressemblance du portrait, l’intelligence au bout des doigts pour poser le blanc éclat de la vie dans l’oeil de l’image. Vous retrouverez le portrait autrement, libéré de la personne.
Refusé, le grand connu ouvre un autre passage : c’est à cela que mène la règle avec son suspens.

Devant quoi, alors, sommes nous mis ? Qu’y a-t-il à voir, à entendre peut-être, quand on tient le pas, le ne pas, gagné ? Explication en vingt phrases.

1. Je n’ai jamais eu qu’une idée. Savoir ce qu’est un homme, ce que c’était que d’être un homme. Je comprends Marat qui faisait des dissections pour savoir s’il y a ou non une physiologie du révolutionnaire.

2. Voir est incontournable. Ne pas détourner le regard. J’ai vu un Allemand rue de Toulouse. J’ai vu l’Italie.

3. Dans l’abstraction, l’oeil chemine sans obstacle. Cela m’intéresse moins.

4. Bloquer l’image. Quand tu penses pour peindre, brusquement l’image se fixe, elle est à ta disposition.

5. Quand une question a un sens, pour qu’elle en ait encore plus, tu la retournes. Jusqu’à Galilée : pourquoi ça bouge ? Galilée : pourquoi ça ne bouge pas ? Le retournement inclut la solution.

6. J’ai progressé en trois opéras. “ Don Juan ”, “ Woyzek ” et “ Les Soldats ”.
Don Juan - Robespierre : l’impossibilité de l’aristocratie en politique, tu ne prends pas la parole contre ce que tu as institué, Saint Just ferme son discours et ne le prononce pas. Muet. Le silence. Ci-contre, le chemin : le chemin, c’est l’abandon du politique, sur le chemin, personne.
Woyzek – Hélène... ? La/une femme, mais pour lui, pas pour moi. La liberté impossible dans la pression bougeoise. L’unisson du “ si ” de l’orchestre, c’est la mort. Quand on a eu la malchance de sortir du néant, la seule urgence, c’est d’y retourner (encore une citation fausse, à tirer de l’Oedipe de Sophocle).
Les Soldats – La Banalité du massacre : même plus besoin de la mort, l’humiliation suffit. L’humiliation, ajout de notre siècle. Ci-contre les bouchots, soldats indistincts.

Nous voici arrivés à cette série-là, des pieds et des ombres

7. L’espace. On passe ici de l’espace algébrique à l’espace géométrique, on change d’infini.
Avec les zelliges et la combinatoire de formes excessivement simples directement visibles comme fonds et comme tissu (voir les carrelages et les vitraux photo de carrelage, photo de vitrail + gros plans fonds-tissu), la matière est à la fois désingularisée, dévitalisée, et appropriée à chacun en particulier.

8. La couleur. Le rouge est choisi au hasard entre tous les rouges possibles, sauf dans le cas contraire. Quand il y a, ou qu’il y a eu, un couple, il y a un travail couplé des rouges. Et quand il y a un cardinal ou un archibishop, on choisit le rouge en conséquence. photo des couples, photo de Badiou..

9. L’horizontalité. C’est une bonne médecine pour garder les pieds sur terre que d’arracher dix herbes par jour et d’indiquer un sol.

10. On reconnaît. On se reconnaît. La reconnaissance, c’est-à-dire la ressemblance (mimêsis : ressemblance/représentation) est à la fois consubstantielle au tableau et hors jeu.Elle était déjà latéralisée par un ensemble de techniques mises en œuvre depuis longtemps. La photographie : travailler sur du non-vivant, nature déjà morte à deux degrés du modèle, il n’y a plus que des exemplaires. La série : par l’itération calculée selon une loi, le modèle est fait item. Le remploi des éléments : chaque trouvaille d’une série est banalisée par son usage comme élément des suivantes, rien ne se perd et tout se transforme dans le continuum du temps. Photographie, série et remploi concourent à l’itémation du sujet. sur un eplanche : une photo de chaque x ; sur une autre : toutes les photos utiles d’un x=moi
Humaine et féminine suis-je restée ? N’importe. Ce qui contient l’exigence, c’est seulement la manière visible dont cela n’importe pas. Un portrait sans personne, ou plutôt impersonnel, comme une grammaire à l’infinitif.

11. Ombre de nous. Et l’ombre d’un paysage ? Je crois que c’est le dessin.

12. Montrer le dernier tableau Ci-contre, la fin de la série. Il n’y a toujours personne sur le chemin du politique. On voit que dans ce tableau, il n’y a plus de combinatoire. Il y a tous les éléments, mais il n’y a plus de combinatoire. Les éléments sont libres. Les couleurs sont libres. On peut rebondir

13. Le sens, c’est l’équation (Pevsner —pour les fractales, c’est la table des chiffres).

14-19. Un mathématicien est un peintre est un peintre est un peintre

Maurice Matieu est un mathématicien
A qui la peinture
Une peinture
Rigoureusement rétrécie
Iconoclastiquement technique
Classiquement calculée
Est mathématiquement arrivée pour elle-même

Matieu
A
Tout
Inventé
En aventurant
Une multitude de gestes adaptés

Militant ironique et encore croyant m
Algré
Un
R
I
Ceci n’
Est pas

M
A
T
H comme Hélène, h de mathématique
I
Est
Un peintre, un peintre .

20. Le silence, la mort, l’humiliation?
Maintenant, la terre. “ Je me souviendrai de cette terre ”.

Barbara Cassin, pour Maurice Matieu